L'affaire Jonas Grisham est l'un des tout premiers projets que j'ai imaginé pour Shadowrun. Il s'agissait d'un genre de feuilleton judiciaire que je mettais à jour régulièrement sur mon site. Il avait plutôt mal vieilli : il y avait beaucoup d'erreurs de documentation, que ce soit par rapport au modèle de procédure américain ou aux événements de Shadowrun. J'ai finalement tout repris de zéro ou presque pour cette version.
Au départ, il y a la rencontre de deux livres : d'un coté, le supplément SR Dunkelzahn's Secrets: Portfolio of a dragon et de l'autre, L'affaire Kennedy dans la collection "Que-sais-je ?". Le second est une des lecture les plus prenante que j'ai jamais faite. Sensément un ouvrage synthètique et universitaire, il rebondit de mystères en mystères. La réalité dépasse là tous les polars (il convient néanmoins de signaler que si certains éléments allant dans le sens d'une conspiration sont indubitables, d'autres mériteraient des démonstrations plus complètes). Ajoutons quelques réminissences d'une série télé, "Murder One". Si la série n'avait rien d'exceptionnel, elle montrait un grand procès à l'américaine, s'étalant sur des mois de rebondissements judiciaires et médiatiques.
J'étais de ce fait assez déçu de la version "officielle" de la mort de Dunkelzahn, expliquée dans les romans de la trilogie de Ryan Mercury. Dunkelzahn s'est suicidé, et avait lui-même organisé la pose de la bombe. Pas de grand procès, ni de conspiration.
A l'époque, Namergon avait réalisé une interview du chef de gamme Michael Mulvihill, qui révélait quelques informations inédites. Bien que Namergon soit encore actif dans le jeu de rôle et sur Internet, j'ai un peu l'impression d'etre le seul dépositaire de ce document, dont je rappelle de temps en temps l'existence. Le "great French website" que Namergon mentionne, c'est Shade, mon premier site, et il parle de la première version de l'affaire Grisham. Je crois que cette mention plutôt flatteuse (surtout vu ce que je viens de dire sur la qualité toute relative de mon travail de l'époque) fait parti des choses qui m'ont motivé à mettre ce dossier à jour dans une nouvelle version.
Ma campagne opération Charon repose largement sur une histoire différente que j'ai développé autour de la mort de Dunkelzahn. L'affaire Grisham en fait partie, mais a ensuite été développée de façon distincte. A mon grand regret, je suis parti bille en tête et la cohérence et la qualité n'ont pas été au rendez-vous. Le plus ridicule, sans doute, est qu'au cours des mois ou j'ai travaillé dessus, je n'ai réalisé à aucun moment que si le nom et le prénom que j'avais choisi, John Grisham, me paraissaient sonner bien, c'était parce que c'était celui d'un auteur bien connu (je ne m'explique toujours pas comment j'ai pu ne pas m'en souvenir...). Citons aussi le choix de Seattle pour le procès, "pour des raisons de sécurité", alors que peu de temps après, l'arcologie Renraku, à quelques rues du palais de justice, est le théâtre d'une crise sans précédent qui commence à la fin de l'année 2059 et voit le déploiement de l'armée tout autour du bâtiment.
Dans la version développée par l'affaire Grisham, le suicide de Dunkelzahn a été accompagné (assez logiquement en fait) de préparatifs et de manoeuvres secrètes. Le dragon était à la tête d'un réseau d'action clandestine dirigé principalement contre Aztechnology, avec le soutien des services d'Ares Macrotechnology. C'est parce qu'un de ses agents arrive trop tard pour empêcher Aztechnology d'excaver un ancien artefact (c'est l'objet de l'appel qu'il reçoit juste avant sa mort) qu'il doit accomplir immédiatement un rituel qui implique son propre sacrifice. Ce sacrifie passe par la destruction complète de son corps physique par une bombe nucléaire (voir plus bas). Il a donc fallu pour Dunkelzahn obtenir une arme nucléaire à l'avance, et prévoir comment éviter la destruction de tout ce qui se trouvera autour de lui à ce moment.
Jonas Grisham, dans cette histoire, fait partie du réseau clandestin de Dunkelzahn, recruté à l'origine pour tenter d'infiltrer Aztechnology (une opération qui n'a finalement pas été menée à bien). Dunkelzahn va d'abord faire appel à ses compétences scientifiques pour travailler sur l'effet de l'explosion nucléaire sur l'espace astral. Il lui demandera ensuite de se tenir prêt à le rejoindre en projection astrale pour "prendre le relai" et maintenir le sortilège qui va contenir l'explosion. C'est pour cette raison que Jonas Grisham avait reçu toutes les informations sur la protection magique de Dunkelzahn et qu'il était présent à Washington au moment de sa mort. Mais il ne révélera à aucun moment cette information (que ce soit le résultat d'une promesse ou d'une coercition magique).
Ironiquement, c'est la personne qui a permis d'éviter de nombreuses victimes ce jour là qui est le seul à être jugé. Mais trop d'éléments de suspicion se sont accumulés. D'autant que Conrad Basinsky, le directeur adjoint au renseignement d'Ares Macrotechnology, n'était pas un allié de Dunkelzahn, mais plutôt un de ses enemis. Sur ordre du directeur général du groupe, Damien Knight, il a fourni des moyens à Dunkelzahn par l'intermédiaire de l'ASO. Mais Basinsky a aussi fait surveiller ses activités, et fait interroger Grisham sur une possible faille dans ses défenses. Il n'est pas le seul à avoir intérêt que le secret demeure sur la mort de Dunkelzahn. La vice-présidente Nadja Daviar, la "gardienne du temple", ne veut pas voir la réputation du dragon entachée par le récit de ses opérations clandestines et de la façon dont il a fait entrer une arme atomique aux UCAS, jusque dans les rues de Washington.
L'Ares Special Office est un service que j'ai inventé, pour mettre un nom sur les moyens qu'Ares Macrotechnology a mis pour combattre les esprits-insectes, les mages de sang puis, après la mort de Dunkelzahn, la corporation Cross Applied Technologies. A chaque fois, il s'agit d'objectifs qui n'ont pas d'intérêt économique pour la corporation, et qui sont désignés par ses dirigeants, sans doute à l'insu des actionnaires.
Dans la version originale de l'affaire, Jonas Grisham était inculpé pour meurtre au premier degré. J'ai écarté cette idée pour essayer de mieux m'intégrer dans le canon. Il parait peu vraissemblable qu'un procès de ce genre ne soit mentionné nulle part. L'inculpation pour détention et recel de données, et celle de complicité de meurtre m'ont paru suffisante pour créer le doute et lancer la machine judiciaire. J'ai essayé de suivre le calendrier original, mais je m'en suis beaucoup éloigné. Il a fallu aussi choisir une nouvelle ville pour la tenue du procès (après avoir vérifier que c'était techniquement possible dans le système judiciaire américain). L'ancienne version incluait deux interrogatoires, celui d'un expert en blindage du Pentagone et celui de Damien Knight. J'ai complètement réecrit cette partie. Les interrogatoires se veulent dans le plus pur style des procedurals américains, avec des répliques chocs assénées par un procureur et une avocate sûrs d'eux. C'est évidemment beaucoup plus facile pour un auteur, qui décide des questions et des réponses. Je pensais utiliser beaucoup plus la classique "Objection !" pour rythmer les echanges, mais j'en ai finalement peu faite. Je savais exactement ce que chaque témoin était prêt à dire, parce que ce que je savais ce dont j'avais besoin qu'il dise pour faire avancer l'histoire. L'interrogatoire d'une personne aussi importante que Damien Knight serait sans doute préparé avec soin, et lui-même a vu et revu avec son équipe ce qu'il devait dire ou ne pas dire. De façon un peu illusoire, on a une mécanique parfaitement huilée, ou chaque acteur connaît exactement les limites. On pourra critiquer l'apparente bonne volonté avec laquelle une mégacorporation extraterritoriale comme Ares Macrotechnology accepte de laisser des cadres et son directeur général témoigner devant une cour de justice, mais je suis parti du principe que dans un procès aussi médiatisé, refuser de répondre serait une catastrophe en terme d'image et ouvrirait la porte à tous les soupçons.
La version originale évoquait aussi plus franchement la théorie de l'emploi d'une arme orbitale, qui joue un rôle important dans ma campagne. Finalement, je l'évoque en passant, sans insister, car elle nécessite beaucoup d'explications qui n'aurait pas été à leur place dans le cadre de l'affaire Grisham. J'avais imaginé que Dunkelzahn opterait pour une arme nucléaire de très faible puissance. La taille minimum d'une bombe à fission est limitée par la masse critique des matériaux fissibles. Pour les armes à fusion, on ne sait actuellement déclencher l'explosion qu'en utilisant une bombe à fission comme détonateur, et donc, toujours limité par la masse critique. Une alternative possible serait de déclencher l'explosion avec un laser de forte puissance. On pourrait imaginer (en tout cas dans un univers de science-fiction) une bombe à fusion de très faible puissance qu'on ferait exploser grâce à un laser orbital. Dans ce scénario, la première explosion est celle de la bombe que fait détoner le laser, et la deuxième explosion est due à un deuxième tir de laser, qui contribue à faire disparaître les preuves.
Dans Portfolio of a Dragon: Dunkelzahn's Secrets, le premier secrétaire à la défense de l'administration Haeffner en août 2057 était Andrew Maykrantz. Puis Corporate Download en février 2061 et SOTA: 2064 en décembre 2063 mentionnaient un nouveau secrétaire à la défense, Michael Broeder. J'avais trouvé que la dissimulation par la NSA de l'interception du dernier appel téléphonique du président, qui plus est vers une zone aussi sensible que la frontière entre le Texas et l'Aztlan, pourrait déclencher une petite controverse, suffisante pour que le secrétaire à la défense soit obligé de s'exposer et se retrouve en situation de commettre un impair. Mais l'envoi de l'armée pour gérer la situation de crise de l'arcologie de Seattle justifie sans doute mieux la nomination d'un nouveau secrétaire à la défense après les élections. La tradition américaine veut que le cabinet présente sa démission collective même si le président sortant est réelu, afin de lui éviter d'avoir à limoger l'un d'entre eux.
Finalement, System Failure, mentionne le secrétaire à la défense Stratta, troisième titulaire du poste, nommé entre décembre 2063 et novembre 2064, en pleine année électorale. Mais je n'ai pas conçu d'explications pour ce changement là.
La fin des travaux de la commission Scott et les élections de 2060 n'ont jamais été décrites. J'en ai profité pour peindre un tableau où l'affaire Grisham s'intègre bien. La problématique terroriste fait écho à l'histoire contemporaine, mais aussi aux événements de System Failure, où le groupe terroriste Winternight provoque une crise mondiale, et où les milices des "Patriotes" tentent de renverser les gouvernements des pays d'Amérique du nord. D'une certaine manière, la déclaration de guerre au terrorisme que j'attribue au président Kyle Haeffner trouve sa conclusion dans son enlèvement et son assassinat par les Patriotes en 2064.
En regardant en arrière, il y a déjà aux UCAS une ambiance propice à mettre la lutte anti-terroriste au premier plan, avec l'assassinat du candidat républicain Franklin Yeat pendant la campagne de 57, (Super Tuesday), un attentat contre le Pentagone en mai de la même année (Threats), la mort de Dunkelzahn, et la fermeture de l'arcologie de Seattle en décembre 2059 qui serait sans doute imputé à un acte de terrorisme informatique tant que l'existence d'une IA n'est pas connu (Renraku Arcology: Shutdown).
Ce dossier présente finalement assez peu d'intérêt pour jouer à Shadowrun. On pourrait imaginer une campagne où les PJ interviendraient à différents moments de l'affaire. Pour moi, ce dossier contribue surtout à consolider mon univers personnel. Je me rends compte que le choix d'un point de vue subjectif laisse des zones d'ombres que je n'ai pas forcément penser à expliquer ici. Une partie se lit entre les lignes, comme le rôle du groupe terroriste Sixth Revolution pour couvrir des actions de l'ASO. La bombe qui explose à Minneapolis n'est pas un attentat raté, mais un avertissement délivré à Grisham et aux autres membres du groupe pour qu'ils ne parlent pas.
Dans d'autres cas, je n'ai en fait pas moi-même arrété définitivement les choses. L'assassinat de du professeur Clifford Williamson est une action brutale pour protéger le secret sur la mort de Dunkelzahn (on peut même imaginer que Ryan Mercury tenait le fusil...). Il n'y a pas non plus de raison particulière pour que la soeur de son avocate accompagne Jonas Grisham dans sa cavale. Dans la version originale, Sandrine Reardon devait être un otage, pour faire pression sur Catherine. Mais on peut aussi imaginer une version hollywoodienne où Sandrine travaille comme assistante dans l'équipe de sa soeur, s'investit, et finit par être convaincu que Jonas Grisham est quelqu'un de bien et qu'il faut l'aider (voire, par tomber amoureuse de lui). Resterait encore à déterminer aussi les circonstances de sa mort...
Une nouvelle fois, j'ai essayé d'aérer un peu le texte avec quelques illustrations, en pillant wikimedia. Je pensais trouver la photo d'une de ces statues qui représentent la justice aveugle, avec l'épée et la balance. En faisant des recherches sur la cour fédérale de Minneapolis, j'ai découvert que le parvis était décoré par une sculpture représentant des petits bonhommes et des grenouilles... J'étais tellement dégouté d'avoir choisi, parmi toutes les cours fédérales d'Amérique, celle qui avait cette sculpture, que j'ai abandonné. Je suis sans doute trop pointilleux. J'aurais pu prendre une statue qui se trouve à Washington ou en Allemagne, et personne ne se serait jamais rendu compte de rien.
C'est aussi en cherchant une photo du Watergate que j'ai découvert la présence à proximité d'une statue de Benito Juárez, président du Mexique de 1858 à 1872 (plus ou moins, le pays était en guerre civile de 1858 à 1867). La limousine de Dunkelzahn était sensée être partie de l'entrée du Watergate Hotel, sur Virginia Avenue. Je n'ai pas pu mettre la main sur le roman Stranger Souls où la scène est décrite, mais le récent supplément Conspiracy Theories indique que la voiture est partie vers l'est, sans précision cependant sur la distance que la voiture a parcouru. Toujours est-il qu'au moment de l'explosion, Dunkelzahn passait ou s'apprêtait à passer devant la statue d'un des plus importants dirigeants de l'histoire du Mexique/Aztlan, d'origine indienne et opposé à l'église catholique. Je me demande désormais si l'ironie était volontaire. Ca ne colle pas forcément très bien au texte, mais je tenais à le mentionner.