LE MEGACORPORATISME | 09/10/2012 | le dossier

A l'instar du dossier Une histoire de calendrier, j'ai commencé ce dossier en travaillant sur une histoire du Sixième Monde. Au départ, je souhaitais faire un point sur les décisions de la cour suprême américaine qui ont été à l'origine de l'extraterritorialité des corporations. J'essaie souvent de donner un éclairage légèrement différent, plus réaliste ou qui au moins semble être plus réaliste. J'ai pu lire fréquement sur des forums des personnes qui considèrent qu'en aucune façon la cour suprême n'auraient pu arriver aux décisions qu'elle est sensée avoir prise. Puisque l'événement doit avoir lieu dans la chronologie du Sixième Monde, j'ai cherché la meilleure approximation que je pouvais. Depuis 2010, beaucoup ont souligné que Citizens United v. Federal Election Commission (2010) accordait aux personnes morales le même droit que les personnes physiques à la liberté d'expression pour peser dans le débat politique. Dans la réalité, cette décision ouvre la possibilité pour des grands groupes de s'ingérer dans la vie publique et d'influencer le gouvernement encore plus qu'elles ne pouvaient le faire auparavant. Un reboot de Shadowrun utiliserait sans doute cette décision comme fondation du système mégacorporatiste. Mais, pour l'instant, ca ne correspond pas aux événements tels qu'ils sont décrits. J'ai donc entrepris de chercher parmi les décisions les plus importantes de la cour suprême dans la réalité pour trouver celle dont on pourrait détourner l'interprétation et arriver au résultat voulu.

Ce que je cherchais sans le savoir, c'est Lochner v. New York (1905), dont la portée fut si importante que les juristes américains appellent "Lochner era" la période entre 1897 et 1937 où la cour suprême a rendu des décisions largement en faveur de la liberté de commerce, au détriment du pouvoir du gouvernment. J'ai ensuite cherché les failles qui permettraient de détourner le raisonnement tenu dans West Coast Hotel Co. v. Parrish (1937) et ramener la justice américaine en arrière. Evidemment, je n'ai pas les connaissances juridiques pour développer un véritable argumentaire succeptible de tenir. Il ya probablement un tas d'autres décisions judiciaires qui pourrait invalider complètement mon raisonnement. Ca passe parce que l'histoire de Shadowrun nous dit de toute façon comment les juges de la cour suprême ont voté.

Je voulais évoquer à la fin de l'article les conséquences des trois décisions de la cour suprême dans le reste du monde. La transposition presque immédiate d'une décision judiciaire américaine ne me paraissait pas très plausible. J'ai donc inventé cette idée d'une libéralisation économique en Europe (que certains appellent de leurs voeux depuis plusieurs années) qui serait considérée et désignée à tort comme l'adoption de l'extraterritorialité des corporations. Une chose en appelant une autre, j'ai continué dans la description des événements, jusqu'à couvrir pratiquement toute l'histoire des mégacorporations de Shadowrun. J'évoque en particulier l'histoire des débuts d'Ares, BMW et Renraku, avec une vision un peu plus précise que celles fournit dans les suppléments. Je donne aussi une explication du nuyen que j'avais imaginé il y a longtemps, et qui me parait plus cohérente (car, non, il n'est à ma connaissance écrit nulle part que le nuyen est la devise du Japon dont les corporations auraient pris le contrôle), ainsi que pour la façon dont la Zurich-Orbital Gemeinshaft Bank a remplacé la Banque mondiale. Pour la dernière partie sur les conflits corporatistes "modernes", il s'agit principalement d'un résume d'informations qu'on peut trouver dans les suppléments Aztlan et Blood in the Boardroom. Je donne juste un point de vue plus élaboré sur l'entrée de Wuxing à la cour corporatiste, comme un moyen de désamorcer les velleités du PPG, qui colle assez bien avec les événements.

Ce dossier se base sur plusieurs suppléments, dont Corporate Shadowfiles, Aztlan et Blood in the Boardroom donc, Corporate Download ou Corporate Guide. Du coup, à moins de les avoir tous étudiés de près, il peut être compliqué par endroit pour le lecteur de savoir ce qui fait effectivement parti du canon, et ce que j'ai inventé. Pour le voir, j'ai mis en ligne une version du dossier où tous les éléments que j'ai inventé ou vraiment extrapolé sont mis en rouge.

Soit dit en passant, le supplément Sixth World Almanac donne des dates précises pour les décisions de la cour suprême et les événements qui les accompagnent :
12/04/1999 : affrontements entre des emeutiers à New York et le service de sécurité de Seretech
26/10/1999 : décision de la cour suprême dans US v. Seretech
08/11/2000 : entrée en service du réacteur nucléaire de Shiawase
14/12/2000 : la NRC lance la procédure judiciaire contre Shiawase après l'intrusion des terroristes
14/02/2001 : décision de la cour suprême dans NRC v. Shiawase
J'ai choisi de ne pas les mentionner, en particulier la dernière, car l'intervalle de temps me parait ridiculement court pour que l'affaire soit portée devant la cour suprême, entendue, et la décision rendue

L'encadré final sur le corpus théorique est un peu court. Murray Rothbard, chantre de la privatisation totale des fonctions de l'état, est le choix le plus évident. Néanmoins, il faut à mon avis se garder d'accoller simplement l'étiquette "libérale" au système corporatiste de Shadowrun. On est loin de la concurrence pure et parfaite : les grandes corporations bénéficient des avantages de l'extraterritorialité et ont les moyens d'écarter les nouveaux concurrents plus petits (y compris par des actions illégales). C'est un système finalement très conservateur, où les nouveaux entrants peuvent difficilement se faire une place. Le paradigme de Shadowrun veut que l'argent importe finalement peu, c'est la connaissance qui prime. Les mégacorporations sont prêtes à prendre des risques et à dépenser de l'argent pour exfiltrer un scientifique ou obtenir des résultats de recherche. Cette importance de l'innovation rejoint les théories de Joseph Schumpeter. La raréfaction des ressources naturelles est actée, le capital humain, industriel et financier est disponible en abondance. Les mégacorporations contrôlent l'économie car elles sont les seules à disposer des savoir-faire pour fabriquer des produits aussi complexe que des implants biologiques ou des programmes de réalité virtuelle. On rejoint l'idée de Joseph Schumpeter que l'innovation est le meilleur créateur de profit.
J'utilise souvent l'expression de "coût du ticket d'entrée" pour expliquer comment un entrepreneur pouvait se lancer dans l'industrie automobile avec un atelier et une dizaine de mécanicien au début du 20e siècle, alors qu'au début du 21e siècle, il lui faudrait des centaines d'ingénieurs et de sous-traitants pour concevoir une voiture moderne, compétitive, le tout sans violer les brevets de la concurrence. Au final, beaucoup de nos grandes corporations actuelles sont en réalité complètement dépendantes de la poignée de sociétés qui maîtrisent la fabrication des processeurs et mémoires informatiques. On est loin de l'intégration verticale des mégacorporations, qui tend justement à limiter le nombre de leurs fournisseurs dont il pourrait dépendre.

Il y a d'autres éléments de l'économie du Sixième Monde qui pourrait méritter une approche théorique, mais ca s'éloignait un peu du sujet et je n'avais pas de grand économiste en tête dont j'aurais pu jeter le nom en pature. Je citerais quand même ici la structure du capital des mégacorporations, qui est complètement différente de celles qu'ont actuellement les grandes entreprises. Alors que les mégacorporations sont sensés être bien plus grandes, elle ont généralement un très petit nombre d'actionnaires, la plupart individuels, et sur le très long terme (quelques décimales qui changent dans les vingt ans qui séparent Corporate Shadowfiles en 2054 et Corporate Guide en 2072). En fait, toute la sphère financière qu'on connaît actuellement n'existe plus ou très peu. Il n'y plus de fonds financiers importants, et les banques sont pour la plupart intégrées au sein de groupes industriels, à l'image des zaibatsu japonaises. La stabilité de leur actionnariat indique que les grandes mégacorporations émettent peu ou pas de titres, et se financent donc par l'emprunt (c'est en particulier le rôle de la Zurich-Orbital Gemeinshaft Bank). Les fonds de pension ont pu être remplacé par le système d'assurance que chaque mégacorporation fournirait à ses employés. la diversité des activités permet en théorie à une mégacorporation d'investir l'argent de façon aussi diversifiée que pourrait le faire un fond agissant sur le marché. L'existence même des mégacorporations suppose une efficacité de gestion dans des domaines d'activités différents qui est considéré à l'heure actuelle comme impossible (d'où ce qu'on appelle la "décotte de conglomérat" qui touche le cours de toutes les entreprises trop diversifiés).